18.4.13

18,7 AU TERMINUS

Philippe Djian se tire avec la boussole & de toute façon un père se barre toujours trop tôt


On ne pleure pas quand on se résout à conclure un long voyage, on sourit un peu en regardant derrière, on se fend peut-être d'un soupir un poil surjoué comme si tout allait se mettre à fondre au noir. On grille une dernière cigarette parce qu'on a parfois besoin de se réfugier bien au chaud dans un lieu commun, ou besoin de retenir un peu l'instant avant de fermer à clé pour de bon. Ainsi j'ai terminé le dernier livre de Philippe Djian que je ne lirai jamais, avec tristesse et colère. Ainsi je descends du manège, presque vingt ans après y être monté.

En 1996, je me souviens d'un été complètement foiré, une première rupture amoureuse, les amis qui la choisissent, elle, des journées tièdes dans une chambre obscure à ressasser et doucement se laisser ramollir. Vingt piges au compteur et vingt autres pas folichonnes devant. Je me suis vite retrouvé à un carrefour, un vrai de vrai, la grande surface. Et je n'avais encore jamais foutu les pieds de mon plein gré dans un rayon livres. J'avais sûrement besoin qu'on me raconte des salades.

Je m'étais jusqu'ici contenté de lire quelques pages de bouquins imposés par une chiée de vieillardes assises derrière un pupitre, je ne connaissais pas la procédure à suivre pour choisir le livre qui va bien au teint. J'errais là-dedans assez paumé pour attirer la méfiance d'un vigile. Allez savoir pourquoi, je me suis dit que la seule chose à faire était de prendre le premier bouquin et faire semblant de le parcourir en me démerdant pour faire apparaître des rides sur mon front. Si j'avais pu me laisser pousser un collier de barbe en dix secondes, je n'aurais pas hésité. J'ai joué le rôle à la perfection, jusqu'à remonter mes lunettes, sauf que je n'en portais pas. Le vigile a décidé que j'étais juste complètement dérangé et s'est tiré dans le rayon bordélique des pinces à linge et des machins à coller sur le frigo.

J'étais loin d'imaginer la nouvelle vie que j'étais en train de m'offrir, à côté de moi un éléphant dans un magasin de porcelaine aurait pu passer pour un neurochirurgien. Je lisais les titres, commençait à désespérer d'en trouver un qui ne donne pas envie de plonger dans le coma, et quand je suis tombé sur 37,2 le matin, j'ai senti une petite décharge, suffisante pour miser quelques francs sur le cheval. J'ignorais encore que je reviendrais dès le lendemain.

Avec Philippe Djian, tout à coup, la littérature n'était plus un cercle de virtuoses de l'imparfait du subjonctif. Il y avait aussi des litres de bière sous le cagnard, des filles qui rendent cinglé, des gens comme vous et moi, des impuissances, des caddies qui grincent et surtout de la vie de tous les jours sans en rajouter. Chez Djian, on perdait les pédales en gardant la cape du super héros, les écorchés tentaient de cicatriser avec panache, les paumés brillaient sous la couche d'idées noires, et chacun avait le souci de faire au mieux avec une paire de deux. C'était pile ce dont j'avais besoin, ce que je voulais entendre, même le dernier des débâclés crépitait d'étincelles s'il gardait assez de force pour frotter les silex. Au fil de la lecture, les phrases s'effacèrent pour me laisser une porte d'entrée sur le décor, ça me parlait à tel point qu'il n'était plus nécessaire de déchiffrer les lettres. Je n'ai donc aucun mérite à avoir torché l'affaire d'une traite dans la journée en débordant un peu sur la nuit suivante.

Mais il y avait autre chose, une pointe de je ne sais pas quoi, un ingrédient qui en envoyait costaud dans le palais. Un rien du tout qui allait tout chambouler et me décider à fabriquer ma propre atmosphère. Il ne m'a pas fallu longtemps pour savoir que ça s'appelait le style, et c'est Djian lui-même qui en parle dans pas mal de ses romans et à longueur d'interviews, pas très compliqué. Finalement, j'ai vite appris à me foutre de ses histoires pour prendre mon pied avec sa façon de les raconter, et j'ai depuis gardé cette habitude d'écouter les auteurs, au lieu de les lire. Résultat je n'ai aucune culture littéraire mais pas grand-monde n'a dû s'en payer comme je m'en suis payé, soyez-en sûrs.

Sans Philippe Djian, vous ne seriez pas ici à attendre le point final qui vous débarrassera de la corvée, je n'aurais jamais pensé qu'on pouvait écrire sans hypokhâgne dans la valise, je n'aurais jamais su qu'on pouvait s'en sortir avec un brin d'oreille et un coin de table où poser quelques tripes. Si ce n'était que ça, encore, ce ne serait pas bien effrayant, mais sans Philippe Djian, j'aurais pris un tout autre chemin, et je ne veux même pas imaginer ce qui se serait passé si...

Alors j'ai lu tous ses livres, forcément. Je lui dois tellement que j'ai fait semblant de ne pas remarquer la tournure ennuyeuse que ça prenait, au fil des années. Le style me chatouillait de moins en moins, la température descendait, les imparfaits du subjonctif commençaient à prendre leurs aises. Le Martini avait remplacé la bière, les nuits torrides avaient laissé place à des petits déj en peignoir dans le jardin, les baiseurs s'étaient changés en bons pères de famille. Je persévérais comme pour régler une dette à faire pâlir le PIB du Qatar, mais le cœur s'était fait la malle depuis bien longtemps.

Finalement, après avoir lu Vengeances, son avant-dernier roman, le dernier en ce qui me concerne, j'ai compris avec tristesse que Djian m'avait abandonné et ne me parlerait plus tant que je ne vivrais pas dans un pavillon de bourge avec des factures EDF de bourge. La tristesse a vite laissé place à la colère, la colère envers un père qui nous lâche après avoir ôté les petites roues, sans nous dire comment ne pas se manger le premier mur qui passe.

De toute façon, Djian doit être en train de faire du vélo d'appartement dernier cri à l'heure qu'il est.

That's all fucking folks... 

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