Philippe Djian se tire avec la boussole & de toute façon un père se barre toujours trop tôt
On ne pleure pas quand on
se résout à conclure un long voyage, on sourit un peu en regardant
derrière, on se fend peut-être d'un soupir un poil surjoué comme
si tout allait se mettre à fondre au noir. On grille une dernière
cigarette parce qu'on a parfois besoin de se réfugier bien au chaud
dans un lieu commun, ou besoin de retenir un peu l'instant avant de
fermer à clé pour de bon. Ainsi j'ai terminé le dernier livre de
Philippe Djian que je ne lirai jamais, avec tristesse et colère.
Ainsi je descends du manège, presque vingt ans après y être monté.
En 1996, je me souviens
d'un été complètement foiré, une première rupture amoureuse, les
amis qui la choisissent, elle, des journées tièdes dans une chambre
obscure à ressasser et doucement se laisser ramollir. Vingt piges au
compteur et vingt autres pas folichonnes devant. Je me suis vite
retrouvé à un carrefour, un vrai de vrai, la grande surface. Et je
n'avais encore jamais foutu les pieds de mon plein gré dans un rayon
livres. J'avais sûrement besoin qu'on me raconte des salades.
Je m'étais jusqu'ici
contenté de lire quelques pages de bouquins imposés par une chiée
de vieillardes assises derrière un pupitre, je ne connaissais pas la
procédure à suivre pour choisir le livre qui va bien au teint.
J'errais là-dedans assez paumé pour attirer la méfiance d'un
vigile. Allez savoir pourquoi, je me suis dit que la seule chose à
faire était de prendre le premier bouquin et faire semblant de le
parcourir en me démerdant pour faire apparaître des rides sur mon
front. Si j'avais pu me laisser pousser un collier de barbe en dix
secondes, je n'aurais pas hésité. J'ai joué le rôle à la
perfection, jusqu'à remonter mes lunettes, sauf que je n'en portais
pas. Le vigile a décidé que j'étais juste complètement dérangé
et s'est tiré dans le rayon bordélique des pinces à linge et des
machins à coller sur le frigo.
J'étais loin d'imaginer
la nouvelle vie que j'étais en train de m'offrir, à côté de moi
un éléphant dans un magasin de porcelaine aurait pu passer pour un
neurochirurgien. Je lisais les titres, commençait à désespérer
d'en trouver un qui ne donne pas envie de plonger dans le coma, et
quand je suis tombé sur 37,2 le matin, j'ai senti une petite
décharge, suffisante pour miser quelques francs sur le cheval.
J'ignorais encore que je reviendrais dès le lendemain.
Avec Philippe Djian, tout
à coup, la littérature n'était plus un cercle de virtuoses de
l'imparfait du subjonctif. Il y avait aussi des litres de bière sous
le cagnard, des filles qui rendent cinglé, des gens comme vous et
moi, des impuissances, des caddies qui grincent et surtout de la vie
de tous les jours sans en rajouter. Chez Djian, on perdait les
pédales en gardant la cape du super héros, les écorchés tentaient
de cicatriser avec panache, les paumés brillaient sous la couche
d'idées noires, et chacun avait le souci de faire au mieux avec une
paire de deux. C'était pile ce dont j'avais besoin, ce que je
voulais entendre, même le dernier des débâclés crépitait
d'étincelles s'il gardait assez de force pour frotter les silex. Au
fil de la lecture, les phrases s'effacèrent pour me laisser une
porte d'entrée sur le décor, ça me parlait à tel point qu'il
n'était plus nécessaire de déchiffrer les lettres. Je n'ai donc
aucun mérite à avoir torché l'affaire d'une traite dans la journée
en débordant un peu sur la nuit suivante.
Mais il y avait autre
chose, une pointe de je ne sais pas quoi, un ingrédient qui en
envoyait costaud dans le palais. Un rien du tout qui allait tout
chambouler et me décider à fabriquer ma propre atmosphère. Il ne
m'a pas fallu longtemps pour savoir que ça s'appelait le style, et
c'est Djian lui-même qui en parle dans pas mal de ses romans et à
longueur d'interviews, pas très compliqué. Finalement, j'ai vite
appris à me foutre de ses histoires pour prendre mon pied avec sa
façon de les raconter, et j'ai depuis gardé cette habitude
d'écouter les auteurs, au lieu de les lire. Résultat je n'ai aucune
culture littéraire mais pas grand-monde n'a dû s'en payer comme je
m'en suis payé, soyez-en sûrs.
Sans Philippe Djian, vous
ne seriez pas ici à attendre le point final qui vous débarrassera
de la corvée, je n'aurais jamais pensé qu'on pouvait écrire sans
hypokhâgne dans la valise, je n'aurais jamais su qu'on pouvait s'en
sortir avec un brin d'oreille et un coin de table où poser quelques
tripes. Si ce n'était que ça, encore, ce ne serait pas bien
effrayant, mais sans Philippe Djian, j'aurais pris un tout autre
chemin, et je ne veux même pas imaginer ce qui se serait passé
si...
Alors j'ai lu tous ses
livres, forcément. Je lui dois tellement que j'ai fait semblant de
ne pas remarquer la tournure ennuyeuse que ça prenait, au fil des
années. Le style me chatouillait de moins en moins, la température
descendait, les imparfaits du subjonctif commençaient à prendre
leurs aises. Le Martini avait remplacé la bière, les nuits torrides
avaient laissé place à des petits déj en peignoir dans le jardin,
les baiseurs s'étaient changés en bons pères de famille. Je
persévérais comme pour régler une dette à faire pâlir le PIB du
Qatar, mais le cœur s'était fait la malle depuis bien longtemps.
Finalement, après avoir
lu Vengeances, son avant-dernier roman, le dernier en ce qui
me concerne, j'ai compris avec tristesse que Djian m'avait abandonné
et ne me parlerait plus tant que je ne vivrais pas dans un pavillon
de bourge avec des factures EDF de bourge. La tristesse a vite laissé
place à la colère, la colère envers un père qui nous lâche après
avoir ôté les petites roues, sans nous dire comment ne pas se
manger le premier mur qui passe.
De toute façon, Djian
doit être en train de faire du vélo d'appartement dernier cri à
l'heure qu'il est.
That's all fucking folks...