No country for holy men
Quand on atterrit au pays
des merloques, on a bien conscience que rien n'est encore joué, et
que le croupier qui distribue les dés porte probablement assez
d'étoiles de sheriff pour filer l'érection du siècle à Hubert
Reeves. Après neuf heures de vol, le corps ne veut qu'une chose,
courir nu dans un champ de coquelicots au printemps. Avec de la rosée
qui dégouline sur les guiboles et la musique de Royal Canin en B.O.
Mais dès la descente de l'avion on se rend compte que la partie
bucolique du programme va se résumer à la senteur citron des sols
fraîchement nettoyés.
A peine sortis de la
passerelle, on se retrouve en file indienne dans un couloir étroit
avec deux policières surdimensionnées, deux Whoopi Goldberg
refondues à la testo qui hurlent à tout le monde de se mettre à
droite, de ne pas bouger un lobe, de ne pas utiliser les portables.
Et elles te font bien comprendre que le premier iPhone à dégainer
du Gangnam Style va envoyer son propriétaire croupir quelques heures
dans une geôle qui sentira effectivement le coquelicot, mais après
le passage d'un chien avec de sérieux troubles de la prostate à
l'intérieur. Puis au bout de quelques minutes on t'autorise à
avancer et on te crie dessus pour te bouger le derche y a des gens
qui attendent derrière. Oui madame putain je viens du sud de la
France, y a pas un sas de décompression avant ?
Il y a cet instant
précis, cette seconde très particulière où une petite voix vient
te le dire une bonne fois et t'as plutôt intérêt d'être à
l'écoute, t'es en Amérique, mec. Ça s'est passé pour moi au
moment où j'ai débarqué dans le grand hall des contrôles de
sécurité, qui ressemblait à un gigantesque blockbuster tourné en
pleine ouverture du salon de l'agriculture, des centaines de
voyageurs convergeant de toute la planète parqués comme des vaches
normandes dans d'interminables files d'attente, entourés de flics de
Beverly Hills sans le côté cool d'Axel Foley, autant être clair,
ces mecs étaient les descendants directs de John Wayne et il valait
mieux faire profil bas dans le saloon.
Impossible de se sentir
innocent là-dedans, l'ambiance est trop suspicieuse, trop chargée
de la menace que constitue l'étranger. Je gardais la tête baissée
pour éviter l'accident malheureux de croiser le regard d'un flic, ce
qui donnerait de la barbaque bien saignante à ses soupçons, je le
pressentais. Cet endroit est un putain de cauchemar pour les paranos
de ma trempe, je me savais irréprochable, aucune arme ni velléité
d'en découdre sur moi, mais je portais sur le visage une descendance
pied-noir manifeste... et d'une bande de méditerranéens saturés de
harissa à Al Qaeda, tu sens qu'ici il y a tout juste une petite
pointure 33. Reste calme, regarde par terre, ne prête pas attention
à ces caméras de sécurité que se sont mises à se débattre
complètement affolées à ton arrivée.
Facile à dire. Je savais
ce qui m'attendait, d'ici une heure ou deux je serais face au maton
qui allait décider si je pouvais être assez digne de confiance pour
aller claquer mes dollars dans les boutiques à statues de la liberté
miniatures. Je savais aussi que les files d'attente m'attaquent
directement au système nerveux, et que je me trouverais sans doute
en pleine crise de rage une fois au bout. Pour ne rien arranger, la
file d'attente ici n'avait rien de commun avec ce que j'avais déjà
connu en France. Dans la plupart des cas on distingue l'endroit où
mène une queue, ce n'était pas le cas cette fois, juste un hangar
surchauffé rempli de touristes à perte de vue. La seconde
différence de taille, c'est que le concept de distance sociale
n'existe visiblement pas dans le coin, les flics hurlaient, excédés,
main sur la crosse, serrez-vous bordel, la file d'attente est trop
longue, merde, collez-vous les uns aux autres et que ça grouille
putain. Pour info, d'après les dernières mesures en date, ma
distance sociale est d'environ 3km700.
Après deux heures à ce
régime, il aurait fallu avoir recours aux tests ADN pour attester
que j'étais bel et bien un être humain, il me restait juste assez
de self-control pour empêcher la bave de couler. J'insultais tout ce
qui m'entourait en m'efforçant de ne pas aller au-delà du
grognement rauque inaudible, mes articulations étaient blanches de
tension au cordeau, et mes nerfs avaient si bien pris les manettes
que ma seule chance de sortir de là était de pouvoir fournir un
certificat médical pour ma Parkinson. Puis ce fut mon tour de passer
au contrôle, persuadé que le voyage allait s'arrêter ici. Mais le
colosse s'est contenté de prendre mes empreintes digitales et
tamponner mon passeport sans me regarder ni prononcer un mot.
J'imagine qu'arriver au guichet sans avoir arraché l'œil de
quiconque est en soi un laisser-passer en acier trempé. Tu n'entres
pas aux Etats-Unis en affirmant n'avoir aucune intention d'assassiner
le président, c'est une légende urbaine, tu entres sur le
territoire si aucun rapport de police à ton nom n'a été rédigé
entre l'atterrissage de ton avion et ton passage devant l'officier de
la sécurité intérieure. Et c'est pas aussi simple que ça en a
l'air, toujours avoir 9mg de Xanax sur soi pour ce genre de voyage. A
prendre en une fois.
Et c'est là que j'ai commis l'erreur à ne surtout pas commettre lorsqu'on se retrouve enfin à
l'air libre : se décontracter. C'est la perte assurée de
vigilance. On est en plein Home of the Brave, et les chances de
survie sont minces pour les trop doux. Il suffit de les cueillir et
quand j'ai compris ça il était déjà trop tard. Un quadra qui
avait toutes les caractéristiques du chef de gang à la retraite se
présenta comme taxi et proposa de me conduire à l'Hôtel
Pennsylvania, à l'angle de la 7ème et de la 33ème. J'acceptai,
trop promptement ravi de cette aubaine qui allait m'éviter la corvée de
chercher un machin jaune dans les environs. Le mec m'a conduit dans
un parking souterrain trop désert pour un aéroport international et
m'a invité à monter dans son 4X4 abîmé aux sièges déchirés par
un pit-bull ou un bison. J'ai tout de suite su que ça puait les
emmerdes sérieuses mais mon instinct de survie me disait qu'une
fuite éventuelle se terminerait par une balle dans la nuque. Aucun
témoin à l'horizon et peut-être quelques complices planqués pas
loin derrière des vitres teintées, c'était pas le décor rêvé
pour la jouer à la hussarde.
Ce fut un trajet d'une
heure paniquée jusqu'à Manhattan, dans une bagnole défoncée sans
aucun compteur et du gangsta rap en guise de musique d'ambiance. Le
chauffeur passait par les ruelles étroites de banlieues louches,
s'arrêta faire le plein dans une station service reculée à qui je
ne donnais pas six mois avant d'être un truc désaffecté, le tout accompagné de quelques détours superflus, simplement pour allonger la facture certes,
mais quand tu vois un panneau « Manhattan » avec une
flèche vers la gauche et que le type choisit de tourner à droite en
coupant brusquement trois voies de circulation, tu commences à
raisonner en termes de compte à rebours. J'ai déjà failli me noyer
ou être écrasé dans une foule, mais je n'ai jamais senti la mort
aussi proche que lors de cette balade apeurée dans le Queens, ma
température était descendue à 30°C à cause de l'effroi. C'était
la veille de la fête des pères, le mec a profité d'un feu rouge
pour me montrer la photo de sa fille, et quand on essaie d'être
agréable en situation de stress intense, c'est rarement le bon truc
qui vous sort de la bouche, et je suis loin d'être plus malin qu'un
autre alors oui, j'ai dit au gars qui avait ma vie entre ses mains
que sa fille de huit ans était « canon », j'aurais pu
dire que j'en ferais bien mon quatre heures, c'était pareil. Et ça
a dû peser lourd dans la note.
La note fut justement le
point culminant du scenar. Et contrairement à l'opinion répandue,
ça ne finit pas toujours en happy end dans le cinéma américain.
Arrivé devant l'hôtel, le taxi annonça 364 dollars et activa la
fermeture centralisée des portières. On y était, en plein dedans,
la bourse ou la vie et pas avec un pistolet à eau dans le holster.
De vagues tentatives de protestation se sont vite avérées vaines.
Tout dans la désinvolture racailleuse du type montrait que c'était
payer ou croupir sur la banquette arrière des nuits durant dans un
garage en plein cœur du Bronx, entouré de molosses dressés à
finir l'assiette. C'est soudain devenu comme une rançon dans mon esprit, je
lui filais la thune et je sortais de là sans dommages, ce que j'ai
fait, pour mettre un point final à ce merdier et ne pas finir en photo à la fin du 20h de France 2.
Je venais de vivre mon
premier « Fear and Loathing » en vrai, un dépucelage en
règle au papier de verre, juste de quoi perdre assez d'innocence
pour quitter le camp des proies faciles et faire changer de trottoir
les vautours. Ce pays n'est pas pour le saint homme...
à suivre...