12.7.13

SUR LA ROUTE DU REVE AMERICAIN #2

No country for holy men


Quand on atterrit au pays des merloques, on a bien conscience que rien n'est encore joué, et que le croupier qui distribue les dés porte probablement assez d'étoiles de sheriff pour filer l'érection du siècle à Hubert Reeves. Après neuf heures de vol, le corps ne veut qu'une chose, courir nu dans un champ de coquelicots au printemps. Avec de la rosée qui dégouline sur les guiboles et la musique de Royal Canin en B.O. Mais dès la descente de l'avion on se rend compte que la partie bucolique du programme va se résumer à la senteur citron des sols fraîchement nettoyés.



A peine sortis de la passerelle, on se retrouve en file indienne dans un couloir étroit avec deux policières surdimensionnées, deux Whoopi Goldberg refondues à la testo qui hurlent à tout le monde de se mettre à droite, de ne pas bouger un lobe, de ne pas utiliser les portables. Et elles te font bien comprendre que le premier iPhone à dégainer du Gangnam Style va envoyer son propriétaire croupir quelques heures dans une geôle qui sentira effectivement le coquelicot, mais après le passage d'un chien avec de sérieux troubles de la prostate à l'intérieur. Puis au bout de quelques minutes on t'autorise à avancer et on te crie dessus pour te bouger le derche y a des gens qui attendent derrière. Oui madame putain je viens du sud de la France, y a pas un sas de décompression avant ?



Il y a cet instant précis, cette seconde très particulière où une petite voix vient te le dire une bonne fois et t'as plutôt intérêt d'être à l'écoute, t'es en Amérique, mec. Ça s'est passé pour moi au moment où j'ai débarqué dans le grand hall des contrôles de sécurité, qui ressemblait à un gigantesque blockbuster tourné en pleine ouverture du salon de l'agriculture, des centaines de voyageurs convergeant de toute la planète parqués comme des vaches normandes dans d'interminables files d'attente, entourés de flics de Beverly Hills sans le côté cool d'Axel Foley, autant être clair, ces mecs étaient les descendants directs de John Wayne et il valait mieux faire profil bas dans le saloon.



Impossible de se sentir innocent là-dedans, l'ambiance est trop suspicieuse, trop chargée de la menace que constitue l'étranger. Je gardais la tête baissée pour éviter l'accident malheureux de croiser le regard d'un flic, ce qui donnerait de la barbaque bien saignante à ses soupçons, je le pressentais. Cet endroit est un putain de cauchemar pour les paranos de ma trempe, je me savais irréprochable, aucune arme ni velléité d'en découdre sur moi, mais je portais sur le visage une descendance pied-noir manifeste... et d'une bande de méditerranéens saturés de harissa à Al Qaeda, tu sens qu'ici il y a tout juste une petite pointure 33. Reste calme, regarde par terre, ne prête pas attention à ces caméras de sécurité que se sont mises à se débattre complètement affolées à ton arrivée.



Facile à dire. Je savais ce qui m'attendait, d'ici une heure ou deux je serais face au maton qui allait décider si je pouvais être assez digne de confiance pour aller claquer mes dollars dans les boutiques à statues de la liberté miniatures. Je savais aussi que les files d'attente m'attaquent directement au système nerveux, et que je me trouverais sans doute en pleine crise de rage une fois au bout. Pour ne rien arranger, la file d'attente ici n'avait rien de commun avec ce que j'avais déjà connu en France. Dans la plupart des cas on distingue l'endroit où mène une queue, ce n'était pas le cas cette fois, juste un hangar surchauffé rempli de touristes à perte de vue. La seconde différence de taille, c'est que le concept de distance sociale n'existe visiblement pas dans le coin, les flics hurlaient, excédés, main sur la crosse, serrez-vous bordel, la file d'attente est trop longue, merde, collez-vous les uns aux autres et que ça grouille putain. Pour info, d'après les dernières mesures en date, ma distance sociale est d'environ 3km700.



Après deux heures à ce régime, il aurait fallu avoir recours aux tests ADN pour attester que j'étais bel et bien un être humain, il me restait juste assez de self-control pour empêcher la bave de couler. J'insultais tout ce qui m'entourait en m'efforçant de ne pas aller au-delà du grognement rauque inaudible, mes articulations étaient blanches de tension au cordeau, et mes nerfs avaient si bien pris les manettes que ma seule chance de sortir de là était de pouvoir fournir un certificat médical pour ma Parkinson. Puis ce fut mon tour de passer au contrôle, persuadé que le voyage allait s'arrêter ici. Mais le colosse s'est contenté de prendre mes empreintes digitales et tamponner mon passeport sans me regarder ni prononcer un mot. J'imagine qu'arriver au guichet sans avoir arraché l'œil de quiconque est en soi un laisser-passer en acier trempé. Tu n'entres pas aux Etats-Unis en affirmant n'avoir aucune intention d'assassiner le président, c'est une légende urbaine, tu entres sur le territoire si aucun rapport de police à ton nom n'a été rédigé entre l'atterrissage de ton avion et ton passage devant l'officier de la sécurité intérieure. Et c'est pas aussi simple que ça en a l'air, toujours avoir 9mg de Xanax sur soi pour ce genre de voyage. A prendre en une fois.



Et c'est là que j'ai commis l'erreur à ne surtout pas commettre lorsqu'on se retrouve enfin à l'air libre : se décontracter. C'est la perte assurée de vigilance. On est en plein Home of the Brave, et les chances de survie sont minces pour les trop doux. Il suffit de les cueillir et quand j'ai compris ça il était déjà trop tard. Un quadra qui avait toutes les caractéristiques du chef de gang à la retraite se présenta comme taxi et proposa de me conduire à l'Hôtel Pennsylvania, à l'angle de la 7ème et de la 33ème. J'acceptai, trop promptement ravi de cette aubaine qui allait m'éviter la corvée de chercher un machin jaune dans les environs. Le mec m'a conduit dans un parking souterrain trop désert pour un aéroport international et m'a invité à monter dans son 4X4 abîmé aux sièges déchirés par un pit-bull ou un bison. J'ai tout de suite su que ça puait les emmerdes sérieuses mais mon instinct de survie me disait qu'une fuite éventuelle se terminerait par une balle dans la nuque. Aucun témoin à l'horizon et peut-être quelques complices planqués pas loin derrière des vitres teintées, c'était pas le décor rêvé pour la jouer à la hussarde.



Ce fut un trajet d'une heure paniquée jusqu'à Manhattan, dans une bagnole défoncée sans aucun compteur et du gangsta rap en guise de musique d'ambiance. Le chauffeur passait par les ruelles étroites de banlieues louches, s'arrêta faire le plein dans une station service reculée à qui je ne donnais pas six mois avant d'être un truc désaffecté, le tout accompagné de quelques détours superflus, simplement pour allonger la facture certes, mais quand tu vois un panneau « Manhattan » avec une flèche vers la gauche et que le type choisit de tourner à droite en coupant brusquement trois voies de circulation, tu commences à raisonner en termes de compte à rebours. J'ai déjà failli me noyer ou être écrasé dans une foule, mais je n'ai jamais senti la mort aussi proche que lors de cette balade apeurée dans le Queens, ma température était descendue à 30°C à cause de l'effroi. C'était la veille de la fête des pères, le mec a profité d'un feu rouge pour me montrer la photo de sa fille, et quand on essaie d'être agréable en situation de stress intense, c'est rarement le bon truc qui vous sort de la bouche, et je suis loin d'être plus malin qu'un autre alors oui, j'ai dit au gars qui avait ma vie entre ses mains que sa fille de huit ans était « canon », j'aurais pu dire que j'en ferais bien mon quatre heures, c'était pareil. Et ça a dû peser lourd dans la note.



La note fut justement le point culminant du scenar. Et contrairement à l'opinion répandue, ça ne finit pas toujours en happy end dans le cinéma américain. Arrivé devant l'hôtel, le taxi annonça 364 dollars et activa la fermeture centralisée des portières. On y était, en plein dedans, la bourse ou la vie et pas avec un pistolet à eau dans le holster. De vagues tentatives de protestation se sont vite avérées vaines. Tout dans la désinvolture racailleuse du type montrait que c'était payer ou croupir sur la banquette arrière des nuits durant dans un garage en plein cœur du Bronx, entouré de molosses dressés à finir l'assiette. C'est soudain devenu comme une rançon dans mon esprit, je lui filais la thune et je sortais de là sans dommages, ce que j'ai fait, pour mettre un point final à ce merdier et ne pas finir en photo à la fin du 20h de France 2.



Je venais de vivre mon premier « Fear and Loathing » en vrai, un dépucelage en règle au papier de verre, juste de quoi perdre assez d'innocence pour quitter le camp des proies faciles et faire changer de trottoir les vautours. Ce pays n'est pas pour le saint homme...

à suivre...