C'est long une gueule de bois qui dure,
qui dure. Faut dire qu'hier, la bibine, c'était du costaud. Du 12
ans de moyen-âge, facile. Les verres ont défilé cul-sec. Tac tac
tac. Tac tac tac. Sur le coup tu te rends pas vraiment compte, ça
t'assomme et tu gerbes un peu, puis tu t'endors comme une merde avec
la tête qui te cyclone méchant. Mais le lendemain. Putain le
lendemain...
Ça me fait mal. Ça me fait mal car
cette petite séance de balles tragiques à Charlie Hebdo a touché
des trucs qui comptent pour moi, et plus que ça, des trucs qui font
partie de mes fondations, des trucs qui n'ont pas de prix. Ça a
touché la presse, et j'ai grandi avec le rêve de devenir
journaliste un jour (puis y a eu le collège et les filles et j'ai
décidé qu'il était plus pertinent de consacrer mes études à
prendre des râteaux les uns après les autres. Si bien
qu'aujourd'hui, même un faussaire camerounais à la dèche
refuserait de me vendre une carte de presse), ce n'est pas mon
métier qui a été touché, mais mon rêve, je ne sais pas si c'est pas
pire... Certes, j'étais pas un lecteur de Charlie, mais savoir qu'il
faisait des siennes dans les parages, ça me suffisait, puis y avait
des dessins qui passaient de temps en temps sur Facebook. Tant que
les mecs étaient là, ça faisait un peu passer l'odeur de merde
ambiante. Certains d'entre eux étaient de vieilles connaissances,
comme beaucoup de gens de ma génération foirée, Cabu c'était
Récré A2 avec Dorothée et son nez gigantesque. Et j'ai eu le
plaisir de croiser Wolinski très très jeune sur la table de chevet
de feu mon grand-père. « Mamaaaaaan, c'est quoi ces
cochonneries qu'il lit papi ? » Les nanas dessinées me
faisaient bander parfois, ça s'appelle de la prédisposition.
Ça a touché la liberté, la liberté
d'aller foutre tes semelles où ça te chante et comme ça te chante.
La liberté de te dire « bon j'ai un cerveau voyons ce que je
peux en tirer de pas trop mal », car c'est bien ça qui a été
touché, on a dézingué des types qui mettaient leur cervelle au
service des moins bien lotis dans mon genre, pour aider à nous
ouvrir les yeux aussi grand que possible. Voilà que je me mets à
chialer comme une conne, putain les gens de cette espèce m'ont
tellement apporté, si seulement vous saviez l'ardoise que je leur
dois, si seulement vous saviez à quel putain de point je n'ai pu
compter que sur eux pour ne pas aller m'égarer je ne sais où. Le
simple fait d'être devant un clavier ce soir, en train d'écrire, c'est un peu grâce à eux.
Et enfin, ça a touché ce qui est à
mes yeux le plus important : l'humour. C'est un petit cheval de
bataille perso depuis quelques années déjà, ceux qui me
connaissent le savent et le subissent souvent, aussi. Pardon, hein.
Je ne cesse de répéter que cette tendance de l'époque à se
prendre de plus en plus au sérieux, à faire monter les assocs au
créneau à la moindre vanne, bonne ou mauvaise ce n'est déjà plus
la question, cette tendance à ne presque plus pouvoir rire de ce
qu'on veut sans se ramasser une giclée de tempête, ça va finir par
mal tourner. Depuis le 7 janvier 2015, l'humour est officiellement
devenu une conduite à haut risque. Mets ta ceinture camarade,
rajoute celle de chasteté on ne sait jamais... Se marrer tue, c'est
ça le projet ? Sérieux ? Et on m'enlèvera désormais
plus de l'idée que cette tuerie d'hier n'est que la manifestation
rude et crue de l'ambiance qui s'installait depuis un bon bout de
temps déjà. Oui je sais y aura toujours le risque de l'humour très
très douteux voire franchement gerbant ou incitant carrément à la
haine, mais s'il y a des tarés que ça fait rire, ça les détendra
et qui sait, ça les rendra peut-être moins sensibles de la
gâchette. Le meilleur hommage qu'on pourrait rendre à Charb et sa
bande, ce serait pas d'essayer de rétablir la peine de rire ?
Mais qu'est-ce que j'ai mal, j'ai dû
prendre une balle perdue, sinon j'vois pas.