Un frileux sur la ligne de départ & le rêve tourne à la sauce Curry
Elle s'en donnait de
sacrés airs, l'Amérique, depuis quinze ans et mon premier livre de
Kerouac. Elle ne rechignait pas à me caresser le poil dru dans le
sens qu'il fallait, elle et ses deux océans gigantesques à chaque
extrémité, ses néons violets, ses Route 66, ses cow-boys et ses
Love me tender. L'Amérique était pour moi une Betty Boop dans une
Buick décapotable pleine de Jerry Lee Lewis en surchauffe, le tout
passé sous des tartines de sépia pour faire genre image
originale-aucun outil Photoshop n'a été maltraité. Un lieu commun
si grossier qu'il filerait une bonne rasade d'épilepsie au plus
véreux des vendeurs de cartes postales.
Il était grand temps
d'aller voir par moi-même ce qui se tramait dans le hors-champ des
posters, voir ce que le rêve américain avait dans le ventre quand
on montait sur le ring. A vrai dire le rêve américain a pris du
plomb dans l'aile à la seconde où j'ai commencé à mettre le fric
de côté, moi dont la notion de budget s'était toujours résumée à
« tant que le distributeur de billets n'avale pas ma carte j'ai
encore de quoi bouffer... » Et il fallait en avoir comme des
melons, l'idée de ce voyage était d'aller vers toutes ces images
qui m'avaient fait rêver, pour les admirer d'un œil et regarder le
trottoir d'en face avec l'autre, écouter les bruits qu'on n'entend
jamais dans les résultats Google Images, croiser les gens du coin
qui n'en ont plus rien à foutre des enseignes multicolores au-dessus
des diners. Mon désir d'Amérique était né avec Sur la route
de Jack Kerouac, je me devais donc de traverser le pays à mon tour,
de New York à San Francisco avec autant de détours que nécessaire.
En à peine un mois, mais je n'ai jamais prétendu être sain
d'esprit.
Le jour du départ, quand
je me suis retrouvé à l'aéroport de Montpellier alors qu'il
faisait encore nuit, j'ai commencé à me maudire d'aller me foutre
dans des galères pareilles, pourquoi n'avais-je pas choisi Dick
Rivers comme icône du rêve américain ? Mais les bagages
étaient déjà enregistrés et maltraités quelque part dans un
entrepôt, je devais monter dans cette foutue carlingue si je voulais
revoir ma garde-robe un jour. Lors de l'escale à Roissy, j'en ai
même oublié ma valise cabine au milieu de la zone de transit, pour
la récupérer seulement dix secondes avant qu'un molosse vigipirate
la dynamite. Il y avait comme une odeur de fiasco qui traînait
derrière moi, qu'allait-il se passer une fois jeté dans l'essoreuse
de Manhattan ?
Mais un problème plus
sérieux se posait, à quelques minutes d'embarquer dans le Boeing
pour New York : comment survivre à huit heures d'avion alors
que je me transforme en grizzli contrarié lorsque je dois me farcir
les trois heures de TGV Nîmes-Paris ? J'ai été rassuré dès
que j'ai trouvé mon siège, j'avais un peu d'espace, un écran
individuel pour regarder tout un tas de films ou le trajet en temps
réel de l'avion, et aucun enfant braillard et capricieux aux
alentours.
En regardant les
alentours, justement, il ne m'a pas fallu longtemps pour comprendre
que j'avais été choisi comme figurant dans une super production
Bollywood, tous les sièges étaient occupés par des familles
hindous et j'ai soudain pensé que ça n'allait pas être de la tarte
de trouver un taxi une fois à l'aéroport JFK. Mon voisin de cabine
était l'exception, c'était un Turc dont la couleur de peau disait
qu'il ne resterait jamais en vie assez longtemps pour voir New York.
Il était plus jaune qu'une pleine marmite de sueur d'hindou. Quand
l'hôtesse lui demandait si ça allait, il répondait oui, mais dans
son oui il y avait « c'est encore loin le pays de l'injection
létale ? ». Lorsque l'hôtesse lui offrit un plateau
repas Air France, je me suis demandé comment on pouvait être aussi
pervers pour s'en prendre ainsi à un mourant. Tout un tas de
Jean-Luc Delarue avaient dû payer et feindre un bon paquet de honte
pour bien moins que ça...
Finalement, je suis resté
à peu près calme pendant presque sept heures, puis j'ai vu le
continent américain apparaître 10000 mètres plus bas... Allais-je
assurer ? Allais-je y mettre assez de gomme pour réduire le
bitume en vieux tas de cendres ? Des pensées tendues
déferlaient en ces dernières heures de vol, le rêve montrait les
dents et la rage y suintait. L'Amérique était au rendez-vous sur le
ring, bien décidée à ne pas attendre le gong du premier round pour
m'en mettre une première...
Près de Woody Creek, CO