Nouvelle Rock


DIEU EST LE GRINCEMENT D’UNE STRATO À L’ENVERS
DANS LE JUKE-BOX EN BOUT DE COURSE D’UN MOTEL DÉGLINGUÉ

Pas très loin de nulle part, une décapo de location foutait de grands coups de gratte dans l’air cramé à blanc. Les grandes chaleurs démesurées avaient fini par se pointer et avec elles l’envie soudaine de s’offrir une petite tangente en solo. Je n’avais pas eu besoin d’y réfléchir, c’était simple, j’avais envie de milliers de bornes de vent chaud dans ma tignasse et de guitares pintées au 220. Il suffisait d’avoir un permis valide et ne pas trop croire en ses attaches. Mettre le contact et y aller. Le vent me trouverait.

La musique qui allait avec, c’était déjà autre chose… Si je finissais toujours par me retrouver enquillé sur la route, de longues semaines furieuses durant, fallait m’être fendu d’un mobile solide. La planète est farcie de trucs à fuir, et ça déborde d’horizons de tous les côtés. Deux bonnes putains de raisons d’y retourner sans cesse. Sauf que je me cognais des horizons, des quêtes spirituelles et de tout l’assortiment foireux des trucs poétiques. Je laissais volontiers les étoiles aux tâcherons de l’alexandrin malhabile, je me chargeais de tout le noir entre. Non, je fonçais sans arrêt pour trouver un jour l’emplacement du trésor : la musique qui incarnerait la voix de la route, l’enchaînement d’arpèges descendu tout droit du Père, du Fils… La trinité que je cherchais n’était louée dans aucune foutue prière. Ou pas encore. J’avais déjà les deux premiers éléments. Moi, et la route. Manquait cette musique enfouie je ne sais où, et c’est ce qui motivait mes incessantes vadrouilles excitées dans la tôle grinçante de vieilles tires bruyantes.

Me voici donc sous le ciel putain de violacé d’une cambrouse immense qui ressemblait à de l’Amérique qu’on essaie en rêve, pour voir, malmenant comme un forcené le bouton de la radio, à fond de frénésie d’un bout à l’autre de la bande de fréquences. Cette quête insensée réservait pas mal de frustrations, il était fréquent d’effleurer cette voix des longs périples. On montait souvent jusqu’à l’orgasme, mais sans jamais atteindre la jute. Ça, on en déterrait des diamants gigantesques, qu’on gardait malgré tout, car sans être le chant des sirènes nomades, ça restait de sacrés bons compagnons. La première fois que j’ai cru reconnaître la Symphonie, ça se passait lors d’une aube triste qui longeait l’océan quelque part à l’ouest, peut-être la Bretagne. L’autoroute du retour au port avait ce matin-là un goût de triomphe complètement foiré. Et Bob Dylan s’est mis à chanter One more cup of coffee. Ce qu’il restait de gravité s’est alors tiré et les voies du ciel sont tout à coup devenues pénétrables. Dylan me contait les dernières heures du voyage, la douleur d’avoir le courage de regarder les vieux espoirs rétamés par le rétro, le terminus était une croix bien lourde à porter pour les démangés d’ailleurs... Mais ce que j’avais pris pour la fameuse voix n’était en fait que la musique parfaite pour le moment et le lieu, et c’était déjà correct comme récompense. On se contente des petits signes d’un destin barré en couille pour continuer à rouler le cœur suffisamment battant.

J’avais accumulé un sacré panthéon de sorciers de la gamme au fil de ces milliards de kilomètres sur des milliers de routes plus ou moins paisibles. J’ai écouté les radios de nombreux pays sans même zapper pendant les spots de pub. (Je suis devenu l’encyclopédie des marques de bières locales, et ça m’était pas mal utile. Tu peux défier des tas de morts certaines si tu sais te procurer la bonne bière où que les roues t’emmènent sur la planète).

Revers de la médaille, je conduisais souvent seul, plus personne ne souhaitait se balader en ma compagnie, la musique en route était devenue une science trop exacte pour ne pas rendre quiconque totalement cinglé en ma compagnie. J’étais devenu le genre d’insupportable amateur de vins jamais totalement satisfait de la marque de rouge qui accompagne sa barbaque. Et qui le fait savoir. L’album Carried to Dust de Calexico se mariait avec les fins d’après-midi d’été qui en foutent partout dans l’air. La nuit claire demandait plutôt les vibrations langoureuses des premiers Portishead. Peut-être pas les groupes les plus rock au sens strict, mais la route étant l’œuvre de l’enfoiré de Dieu rock par excellence, tout ceux qui y foutaient de la B.O. méritaient leur grade. J’avais même été jusqu’à réserver quelques ballades de Nick Cave pleines de bons Christs en pagaille pour les arrêts clope sur les graviers de vieux talus déserts. En définitive, la quête qui m’occupait, c’était simplement trouver le son qui se cognerait copieusement des heures et des ambiances. La voix de la route, forcément rock, qu’on pourrait entendre n’importe quand sur n’importe quel centimètre carré de bitume. Sans cesse, en boucle. Ad putain de vitam.

J’étais donc plongé au cœur des heures fiévreuses qui jalonnent les bourlingues à rallonge, éventrant d’impressionnantes étendues désertiques qui ressemblaient à de la Castille passée au grand angle. Et ça puait tellement l’eldorado bonnard que ça ne pouvait être qu’un peu d’Amérique égarée loin du berceau. Un coin de large ciel pété de bleu profond et de vent tiède juste comme il faut, une radio qui grésillait de guitare taillée dans la fugue, des panoramas assez gigantesques pour carboniser la rétine. La perle rare évoquée par Kerouac, la mienne en tout cas, elle devait être dans les parages. Le décor qui se plantait semblait annoncer l’arrivée d’un bon clodo de messie gavé de Jack Da’ jusqu’à la garde et, je l’espérais, porteur du Graal après lequel je filais à « 130 à » depuis si longtemps déjà. Le genre de paysage qui décharge de l’ivresse à grand V dans les veines, un paysage comme un riff immense dont la résonnance ne vous quitte plus jusqu’à ce que le rideau tombe. Un recoin de la planète où il ferait bon se creuser le tombeau. Ouais, pile le genre d’endroit dans lequel un routard incurable pouvait se dire c’est terminé, j’arrête ici, y aura bien un ou deux vautours pas trop regardants.

Je roulais sans discontinuer depuis un bail quand j’ai décidé de tourner encore le bouton de la radio, jusqu’à tomber sur l’une des pierres angulaires qui traînent souvent sur le bas-côté de mes longs trajets : In the ghetto d’Elvis. Une chanson brève comme un shot de vodka enfilé sans prévenir, et à l’effet comparable. Une montée recta dans l’encéphale évadé du vagabond lambda. Cette chanson qui canardait la chair de mélancolie splendide invitait à reposer un peu l’adrénaline, autant qu’il était possible, et je m’étais jusqu’ici démerdé pour la faire jouer près d’un endroit où faire halte. Quelques minutes ou quelques nuits, c’était selon l’histoire.

Le soir était encore loin, à un bon cinq cents bornes d’ici, Elvis chantait le fils mort pleuré par sa mère et à ce moment précis t’avais juste l’impression d’être tartiné de grâce et de chaleur grandiose. L’air envoyait soudain de l’ardent dans tous les sens et on pouvait presque entendre la poussière embrasée crisser rock and roll contre la ferraille. Comme prévu, c’est accompagné des derniers trémolos virils du King qu’a surgi le panneau STOP sous les traits d’un imposant Bar Motel qui se dressait au milieu de rien, si ce n’est les dizaines de bagnoles garées autour comme des chevaux harassés de l’Ouest, le Far du nom. J’ai pas fait gaffe au nom du bastringue, juste remarqué qu’il avait dû jadis être un truc plutôt rutilant. Le rutilant n’était plus désormais qu’une farandole de trucs rouillés qui gisaient disloqués par terre. Je n’avais pas consulté une foutue carte depuis des jours, et ne causez pas boussole à un déboussolé notoire. Aucune idée d’où je me trouvais, je ne connaissais pas une seule des plaques minéralos. J’ai pas vraiment regardé non plus.

A l’intérieur, ça grouillait d’oiseaux de passage et de serveuses pas commodes forcément un peu flétries par la vie, des Marylin fatiguées à la peau dure et au crachat sans doute facile. Un vieux jukebox à la vintage braillait ce solo dément de Keith tendu comme l’imminence d’une crise de nerfs sur Gimme Shelter. Et le peu de lumière qui s’entêtait finissait de crever dans les volutes. Je me sentais toujours chez moi dans les lieux de transit. Parmi les miens. Un tas de frères et sœurs éparpillés qui se regroupaient d’instinct au bord du chemin, autour de leur blues à tous, sans la ramener plus que ça. Une secte de perdus maladifs et magnifiques qui n’invoquaient rien d’autre qu’un peu plus de terre vierge à fouler. Mais ce qui me remuait dans ce genre d’endroit, c’était la certitude d’y croiser à coup sûr une fille seule et qui s’en branle. Et aujourd’hui encore, elle était au rendez-vous, assise à une table, la Marlboro light oubliée entre deux doigts, le regard noir figé dans le vague souvenir de vieilles rancunes tenaces. Une Janis en renonce paumée trop pleine de cendre pour savoir qu’elle brillait vive sous les décombres. Son aura suintait Little Girl Blue, cette chanson des larmes versées sur les déchirures béantes, la chanson de celles qui se sont laissées pourrir de n’avoir su cesser d’aimer et ont décidé d’en mourir un peu, quelque part à l’écart, dans le cimetière des détruites, sans billet retour. Belles à me rendre cinglé.

Je n’ai pas eu trop le temps de m’attarder à la contempler.

Les Stones ont mis les voiles dans un fade out agité, le jukebox s’est tu un instant, laissant planer un silence épais comme l’expiration d’un ultimatum. Puis une guitare un peu timide est sortie de là dedans, accompagnée d’une batterie si chaleureuse que chacun de ses fûts semblait conçu à partir de sein maternel. Et quand le mec s’y est mis, after all the jacks are in their boxes and the clowns have all gone to bed, quand la guitare a commencé à prendre de la franche altitude, je crois bien que j’ai vu défiler chaque kilomètre de ma vie sur la route. J’ai senti le cœur décharger de la pure enfiévrée dans les veines, dans les nerfs, de partout… the wind whispers Mary… c’était bien la route elle-même qui chantonnait là pour chacun de ses apôtres ici présents… the wind cries Mary… c’était la Voix. Aucune tergiversation maniérée, elle débarquait plein crâne, disait c’est moi, à prendre ou à laisser, à toi la main. Brute et sincère comme la route, sans édulcorants.

Jimi Hendrix, the wind cries MaryUne guitare qui vous gavait de litres de carburant à l’œil pour continuer un bon bout de chemin le temps de quelques heures ivres, une guitare qui vous racontait la bonne errance vers tout un tas de nulle-parts comme aucun Rimbaud à la con n’avait jamais su le faire. Qui vous implosait le buffet comme une rasade d’alcool à 90 coupé à l’excès de vitesse. En à peine trois minutes et quelques poussières travesties d’or intense. Cette musique, comme chez elle dans ce motel à deux doigts du rayé de la carte, bénissait les âmes perdues sur le long trajet vers un dernier souffle plus au sud. Un bout de paradis à porter en talisman à même la tripe pour aider à traverser les heures de moins bien. On avait cherché Dieu dans tous les trucs possibles, les fleurs aux couleurs bizarres, les caprices de la foutue nature, les mains de footballeurs obèses et défoncés à la mexicaine, mais Dieu était en fait le grincement d’une strato jouée à l’envers dans le juke-box en bout de course d’un vieux motel déglingué.

La sainte putain de trinité. Mary, Dieu, et une voix nonchalante qui répandait la lueur sexuellement ardente du Messie. Le Vrai, Jimi, pas l’autre dégénéré se dorant la pilule à moitié à poil empalé sur une vieille croix. Ce qu’Hendrix avait légué n’était pas les délires complètement fêlés d’un hippie à haut voltage, c’était notre évangile à nous, les trop vivants pour se satisfaire d’une seule vie à la fois. Les assez vivants pour savoir qu’à trop vouloir faire durer le voyage, on oublie d’y mettre ce qu’il faut d’intensité, ce qu’il faut pour en faire de belles histoires à raconter quand il arrive de se faire tard.

C’est drôle, abrupt, vertigineux comme la musique adoube les anges des marges, des rues ternes, des douleurs gravées… J’avais été béni d’une flamme qui me brûlerait vif de l’intérieur et ça n’avait rien d’effrayant. Je me sentais soudain de taille à saigner jusqu’à la dernière goutte dans le désert, tant que le sang voulait bien gicler en milliards d’étincelles extravagantes.

J’ai vidé ma bière déjà tiède avec la joie sereine de celui qui vient de comprendre qu’il figurait parmi les élus. Ecrasé mon mégot avec un sourire en coin pour toute cette cendre qui avait fini de s’éteindre en plein miracle. J’ai demandé à une serveuse lookée latino frigide d’avoir la gentillesse d’aller me chercher le patron. Elle s’est éclipsée vers le fond, où l’obscurité avait la couleur de sa peau, a murmuré quelques mots à un vieil homme en tendant le bras négligemment vers ma table. Le type s’est approché. C’était un genre de Bertignac avec les cheveux plus longs, plus gris encore, et le sourire faussement cool en moins. Bon et là allez savoir pourquoi je me suis levé, j’ai joint les mains, bien à plat au niveau du torse, et je me suis incliné en signe de gratitude. Très à la nipponne vue par un bouseux. Et j’ai juste murmuré un « merci » tremblant. Je n’ai pas eu besoin d’en dire plus, le type était passé par là il y a des décennies, la pupille ne trompe jamais, et pour la première fois j’ai vu à quoi ressemblait le regard d’un père aimant et fier. Il s’est excusé un instant, a disparu je ne sais où, pour revenir avec une cassette poussiéreuse où était inscrit à la main sur une vieille étiquette : Hendrix Motel. A l’encre noire un peu effacée par le temps et toute une chiée d’amis pleurés. « Ta route peut vraiment commencer, petit, elle a reçu le sacrement ». Puis il a conclu d’un mouvement de tête vers la fille seule de tout à l’heure, qui était toujours là, recroquevillée dans sa carapace de jetée dehors : et n’oublie pas de te faire de belles images en chemin…

Concours Nouvelles Rock 2012, www.cafecastor.org

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