Vieux souvenirs d'un vieux ciné & un voyage tranquille parmi quelques vertiges en THX
Les claques les plus mémorables qu'on
reçoit sont souvent celles qu'on a bien méritées. En 1998, je
passe le plus clair de mon temps à échafauder des plans foireux
pour échapper au service militaire et le cinéma se résume pour moi
à Scarface et 37,2 le matin. J'étais à la cinéphilie ce que
Franck Ribéry est à la syntaxe, on sait de quoi il s'agit mais on
évite de trop y foutre les pieds. Jusqu'au jour où je me retrouve devant
The Big Lebowski, un film d'Ethan et Joel Coen avec un
personnage d'ancien combattant hilarant parce que colérique sans
toujours une bonne raison de l'être, pile moi. Pile pour m'en
prendre une bonne sévère. Pour la première fois, je riais aux
larmes devant la représentation de mes travers les plus inavouables.
Monter très vite et très haut dans les tours en rasant un bon
paquet du périmètre, c'était marrant finalement.
Quinze ans plus tard, ce souvenir
revient forcément à l'instant où les frères Coen viennent d'être
récompensés du Grand Prix du Jury au Festival de Cannes pour leur
nouveau film Inside Llewyn Davis (et comptez pas sur moi pour
foutre un QR code ici, y a pas marqué prospectus Carrefour). En ces
temps où les idées de billets se font aussi rares qu'un solo de
guitare dément sur un disque de Linda de Suza, il y comme une odeur
d'aubaine là-dedans...
Et la question qui se pose d'emblée
est la suivante : de quel masochisme tordu suis-je habité pour
systématiquement tomber amoureux d'une œuvre à partir d'une
branlée bien secouée ? Car The Big Lebowski, avec son
univers barré, ses situations absurdes ou son inventivité était
tellement à part et débridé qu'il a agi sur moi comme une armée
de phéromones défoncées au Viagra administrées à même l'artère
temporale. Ce n'était plus de l'orgasme mais plutôt un shoot de
mort imminente qui fait planer assez haut pour serrer la pogne à
Saint-Pierre. Le genre de pic qui donne envie d'y revenir risquer le
billet pour Eden.
Il a fallu attendre deux ans après ça,
mais putain ça aurait pu être quarante-deux vies, ça aurait quand
même valu le coup. Quand je m'assois dans la grande salle du cinéma
Athénée à Lunel, Hérault (on choisit pas toujours), les
spectateurs présents sont loin d'imaginer le spectacle que je vais
leur offrir pendant deux heures. Le nouveau Coen, O Brother,
vient de sortir et je sens des machins excités dans ma colonne
vertébrale à la perspective de m'enfiler une belle dose de came.
L'histoire de trois bagnards en cavale dans le Mississipi des années
30, avec un George Clooney qui en met directement dans les molaires
et toujours ces personnages sortis de cerveaux noyés dans leur
génie. Le tout parsemé de dialogues de haute voltige et une
richesse de vocabulaire presque indécente au 21ème siècle. A ce
propos, j'ai dû devenir possédé par le malin vers le début du
film, lorsque Pete/John Turturro, l'un des trois brigands, demande à
Ulysse Everett/George Clooney « et pourquoi ce serait toi le
chef de bande ? » A vous de juger s'il était absolument
nécessaire de me mettre à rire en foutant des coups de poing sur le
siège devant moi après la réponse d'Ulysse : « Parce
qu'il me semble que cette fonction requiert une certaine aptitude à
l'abstraction, Pete ». L'une des nombreuses répliques
savoureuses qui s'enchaînent pendant le film. Oui j'ai perdu tout
contrôle devant ce trésor mis à mes pieds, quelqu'un avait enfin
réussi à me rendre dingue avec la langue (pensez sens figuré), je
bondissais, tremblais, m'agitais et autour de moi des murmures de
frayeur commençaient à se faire entendre. Aujourd'hui encore je
regarde ce film avec la même ferveur, la ferveur de l'écriture
bonnarde.
Après ça, seul un pervers porté sur
les réjouissances des bâillons en cuir clouté se serait retenu
d'aller se farcir toute la filmo des frères Coen. Et comme malgré
les apparences mon éventail de perversions se limite à ce que la
chrétienté tolère, je me suis enfilé des litres de sang du Christ
en DVD sans passer par la case confesse. Des immenses Fargo ou
No Country for Old Men aux moins flamboyants comme Intolérable
Cruauté, des films pour ceux qui pensent encore qu'on peut en
mettre plein la vue sans dégainer les cojones ou le calibre, sans la
ramener, sans rouler je ne sais quelles mécaniques huilées à
l'anabolisant. Pour ceux qui vont chercher leurs sensations fortes en
se promenant dans le désert plutôt qu'en passant une après-midi
via ferrata dans les gorges de j'sais pas quoi. Les frères Coen ont
décidé de nous rappeler que l'atmosphère sera toujours plus
vertigineuse que le plus profond des vides... Et que le cœur n'a pas
toujours besoin d'adrénaline pour battre un bon coup. Parfois la
lumière suffit. Encore une histoire de frères...
That's all fucking folks...