Un anniversaire fêté en pompes trop enivrées & quelques phrases à l'arrache comme un hommage bordélique
C'était il y a de ça quarante ans. 1972. Un forcené complètement allumé sur sa machine à écrire dans une nuit fiévreuse de Miami ou ailleurs plus à l’ouest, tapant avec une telle frénésie qu’il en éventrait des murs du son à la pelle, sans jamais perdre le temps de s’arrêter pour reprendre son souffle. Sur les pages, une odyssée névrotique à travers un rêve américain qui se ratatine en tas de poussière, dégoupillée par un cow-boy sans bride lâché au milieu des requins et bien décidé à les bouffer un par un sans laisser la moindre miette en chemin. Le bon Dr Hunter S. Thompson. Un journaliste allumé du canard emblématique de la contre-culture US, Rolling Stone, muni d'une accréditation accès illimité pour couvrir l'élection présidentielle de 1972. Personne n'y a véritablement cru à l'époque. Personne ne s'en est véritablement remis ensuite.
Pour vous résumer un peu le bonhomme en quelques
lignes, Hunter S. Thompson est unique dans le paysage du journalisme
et de la littérature, et rien que pour ça, se taper le livre en
anglais véloce truffé d'argot en vaut des chiées de chandelles. Il
est notamment reconnu pour avoir inventé un genre à part, le
journalisme Gonzo, et tous les écrivaillons foireux (j'en fais
partie) qui ont essayé se sont lamentablement ramassés, cherchez
pas, y a rien d'autre… Faut dire qu’on a créé un raccourci
facile, journalisme Gonzo = articles écrits sous l’influence de
stupéfiants. Certes, Hunter S. Thompson consommait des trucs louches
selon la posologie requise pour dérouiller tout un troupeau de
tyrannosaures surentraînés, mais s’il suffisait de dire
« méthadone » dans un texte pour faire du Gonzo, des tas
de pharmaciens grisonnants s’y mettraient. Ou des tarés dans mon
genre, incapables d'envisager l'hypothèse que l'héritage ne soit
pas forcément tombé sur eux, par erreur. Non, le Gonzo, c’est
juste s’éclater à raconter tout et n’importe quoi, avec la
seule exigence d'en mettre une sacrée giclée même s’il faut pour
ça devenir complètement cinglé ou perdre le lecteur dans des
digressions maléfiques de vingt kilomètres et des phrases à
rallonge dynamitées. Le tout écrit en direct du beau milieu de
l'arène, car c'est la deuxième condition du Gonzo, se foutre en
plein dedans et ne pas la jouer à l'économie. Puis dire ce qui se
passe, sans mijaurée qui tienne. Ça tourne à peu près toujours au
fiasco, entre litres de whisky au petit déj et séances endiablées
de machine à écrire qui finissent en tirades démentielles crachées
d'urgence à l'extrême limite des deadlines.
Fear and loathing on the campaign trail '72 est
l'une des sauvageries caractéristiques du cirque Gonzo. Des pages
dopées à la bollock sacrément blindée, des morceaux d’Amérique
incendiés de colère et de parano. Une croisade épique à travers
la perversité du pouvoir, sans concession et avec autant d’excès
de vitesse que nécessaire. Une farandole excitée de politiquement
incorrect tourbillonnant déglinguée au cœur même de la politique
et de son bataillon d'enflures, justement. Difficile d'imaginer qu'un
wisigoth à la dure comme Hunter S. Thompson ait pu exister un jour, quand le
journalisme qui en envoie un peu se résume aujourd'hui à quelques faiblards le cul vissé sur les 140 caractères de leurs tweets. En 1972,
Hunter S. Thompson est allé jusqu’à mettre hors-course Ed Muskie,
un candidat à l’investiture démocrate, en créant une rumeur
insensée sans même cacher qu'il en était lui-même à l'origine :
Muskie présenterait tous les symptômes de la dépendance à une
drogue appelée ibogaïne et un mystérieux docteur brésilien
graviterait même dans l'entourage du candidat. Qui serait foutu
d'accomplir une telle prouesse à notre époque confinée dans sa
plus franche neurasthénie ?
C'est vrai, Thompson ne s'encombrait pas de
déontologie, car il avait compris bien avant tout le monde la
faux-dercherie du terme. Quand il manquait de situations absurdes et
délirantes pour alimenter ses récits ou mettre l'accent sur ce qui
fait mal, il les inventait lui-même de toutes pièces, avec une
virtuosité et une mauvaise foi qui envoyait valdinguer jusqu'à la
plus brutasse des canailles. C'était un hors-la-loi au sens abrupt
du terme, il ne se contentait pas de désobéir à la loi, il en
ignorait carrément l'existence. Ça faisait de lui un auteur engagé
mais sans le côté pompeusement concerné du terme, quand il levait
le poing, on ne voyait que son sourire dangereusement éblouissant de
dinguerie. Il causait politique comme on parle de sport, mettait le
feu à la société avec des belles rouges et des belles bleues, et
avait pris le parti d'être le ver braillard et grossier qui irait se
foutre au cœur même du fruit déjà bien pourri du système pour en
disperser les odeurs infectes dans tous les sens possibles. Une seule
ligne de Thompson équivaut à trente ans d’activisme, et tout ça
sans se déchirer les plantes de pied à aller manifester parmi des
Manu Chao de contrebande.
Son héritage est une lumière bien vive au fond du
bien lugubre tunnel de notre siècle. Chacune de ses pages est une
arme contre la chape de plomb funeste du pouvoir et tout son escadron
de communicants. Parce qu’on peut traverser toutes les tempêtes
imaginables si on sait dresser son instinct et ses aspérités face à
l’armée de couleuvres qui attendent qu’on ouvre la bouche bien
grand, bien docilement. Hunter S. Thompson, dans les années 70, nous
a peut-être enseigné la grande leçon de ce début de siècle :
aucune puissance, aucun régime au monde ne pourra rien contre celui
qui aura érigé son propre dogme. A prendre ou à laisser, peu
importe, le totem que je t’oppose est de toute façon trop grand
pour que tu puisses monter l’étrangler.
That's all fucking folks...
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