15.5.13

NOBODY TO LOVE

Un voyage irascible dans les sixties avec Grace Slick & quelques hippies qui réveillent la rogne


Tu parles d'une éducation. On ne devrait jamais lâcher un inconscient de ma trempe dans la nature, on devrait lui coller ses vieux aux basques tant qu'il tient encore tout seul sur ses cannes et lui mettre une bonne giclée de torgnoles s'il trouve à redire. Car en quittant le cocon familial, j'ai entrepris de réduire à néant vingt ans d'éducation basée sur la politesse et le dos bien droit à table. En choisissant alors des vagabonds, des clodos, des enragés prêts à se cramer les fusibles et tout un tas de défoncés comme tuteurs plus ou moins légaux, je n'ai pas fait que tuer le père, j'ai bouffé ses restes. A travers des milliers de pages pintées, de Kerouac au bon docteur Thompson, je me suis fait tout le spectre de l'Amérique dévergondée et hallucinée, en l'espace de quinze ans. La politesse et le dos bien droit ont laissé place à un langage de routier irritable et une colonne vertébrale assez scoliosée pour former un 8. Tu parles d'une éducation.

Tout ce qui s'est écrit entre les années 50 et 70 à United States of America m'est forcément passé entre les mains un jour, des beatniks et plus tard des hippies par doses de cheval sans m'arrêter pour souffler un peu. Une posologie de pilules dingues qui débaroulaient pleines de chimie tapageuse dans le cortex, en assez grande quantité pour dératiser mon ADN, cave, grenier, cafards... Et si votre idée de la perversion consiste à choisir comme mètre-étalon des fauchés et des mecs à poil qui dansent dans la boue, alors ne laissez jamais votre femme s'approcher de moi...

Car j'ai filé le volant à ces gens-là, avec le road-book et les clés. Je me suis assis derrière et j'ai plongé pour une longue apnée dans cette Amérique « qui pouvait faire naître des étincelles partout » (Hunter S. Thompson). Là, pour faire coller l'atmosphère, j'ai rassemblé une B.O. qui ferait passer Woodstock pour un best-of des JMJ. Bob Dylan, Grateful Dead, Janis, Hendrix et tout un tas d'autres, barbes, cheveux sales, guitares qui grincent la Mi aiguë et regards déraillés sous LSD en veux-tu en voilà. Dans le lot, il y avait un groupe qui ne se contentait pas d'incarner l'époque, mais allait jusqu'à construire San Francisco autour de quiconque écoutait trois notes. Jefferson Airplane. Et sa chanteuse, Grace Slick, une princesse figée menaçante avec les couilles d'un buffle prêt à ruer, et dont les trémolos me faisaient monter au 100 en une demi-seconde.

Une bonne raison pour se farcir son autobiographie en anglais dans le texte. Somebody to love ? ou l'arrière-boutique du Flower Power par la taulière elle-même. Grace Slick a tellement bien épousé tous les contours hippies possibles que son livre a éveillé chez moi les mêmes sentiments que tout le manège sixties. L'époque où j'aurais aimé vivre et l'époque qui aurait fait de moi une bête enragée si j'y avais passé plus de cinq minutes... L'envie d'y être et la certitude d'avoir envie de me dévorer moi-même après un tour du pâté de maisons. Avec Grace Slick, je suis passé du « parle-moi encore des drogues » au « mais étouffe-toi dans ta marijuana une bonne fois pour toutes, merde », parfois d'une phrase à l'autre.

D'abord, le livre et l'époque sonnent comme un hymne braillard à la liberté. A côté, le poème de Paul Eluard ressemble au mieux à une comptine mielleuse pour timorés de la cojones. Grace Slick semble avoir ramassé tout ce qui traînait de bonnard par terre, pour une seule et bonne raison : pourquoi se priver quand il n'y a qu'à se baisser ? Elle s'est mise à chanter parce que ça avait l'air cool et quand elle s'est dit que ce serait plus cool encore de devenir la reine du truc, il lui a suffi de coudre elle-même le costume. Et ça résume assez bien ce qui se tramait alors, toutes les barrières avaient été rassemblées en tas au milieu du village et brûlées jusqu'à la dernière écharde. Chacun se confectionnait son politiquement correct à soi, avec pour seule exigence d'y aller franchement sans se soucier d'un plan de carrière.

Grace Slick était une première de la classe, une assidue à la tâche, une besogneuse de la rétame. Plus qu'un témoin, elle était la métaphore parfaite de ces années-là. Plus de pudeur qui tienne, elle vous raconte l'amour libéré des vieilles rengaines à la civitas et les drogues qui élargissent la conscience comme on parle du beau temps à sa grand-mère. Et si c'est une chose de savoir qu'à l'époque tout le monde baisait avec tout le monde et de préférence la tête déchirée au lysergique, c'en est une autre d'entendre Grace vous décrire en détail comment elle est allée frapper à la porte d'un Jim Morrison déglingué pour se le taper.

Sans mentir, le Summer of Love est certainement ce qui a initié ma passion pour les années 60. C'était l'affirmation catégorique d'une liberté arrachée à la seule force de l'outrage, la mort du carcan tenace du couple et des chaînes qui allaient avec. Il ne s'agissait pas d'une glauquerie à la Cap d'Agde et Grace Slick est encore là pour nous le prouver par ses expériences, c'était plutôt une activité comme une autre pour passer du bon temps entre potes, comme boire un verre ou refaire le monde. C'était un endroit pour moi, on prenait le plaisir où il était sans faire rappliquer je ne sais quelle rancœur dans le tableau... mais si un gars avait posé les yeux sur ma femme, je lui aurais défroissé la rétine au fer à repasser.

Ouais, si le livre de Grace me cause d'un temps que j'aurais voulu connaître, il est aussi pour moi un ramassis des pires saloperies gores de l'après Jésus-Christ. Une transhumance d'étudiants en lettres tout juste assez bien fringués pour faire de Manu Chao une icône de la haute couture, qui vivaient entassés les uns sur les autres et jouaient de la flûte comme des élèves de sixième. Des pisseuses qui l'ouvraient en permanence pour t'exposer leurs théories bouddhistes sur le détachement matériel et finissaient même pas s'en convaincre. Je n'aurais pas tenu longtemps dans cet environnement, mais certains hippies encore moins, avec moi dans les parages. Quand Grace Slick raconte l'incendie qui s'était déclaré chez elle et avait cramé tout ce qui se trouvait dans la baraque, en se disant « ce n'était que des biens matériels, l'important est d'avoir été épargnée », j'ai juste envie de la rosser de coups jusqu'à ce qu'elle la déballe enfin, sa crise de nerfs.

Le merdier peace and love était une vraie belle idée, gâchée pour avoir voulu la tourner en marque déposée, avec ses codes et ses cartes de membre. Au lieu de disperser les étincelles, tout le monde s'est réuni autour du même feu de camp, et les porcs d'en face n'ont eu qu'à venir les emmurer, en un seul voyage. Rideau. L'histoire de Grace Slick ressemble à ça, une fille qui tombe un peu par hasard sur un vent de liberté mais se contente de le suivre au lieu d'en faire un ouragan. Et peut-être qu'il n'y avait rien d'autre à faire, peut-être que Grace et sa bande étaient dans le vrai finalement, il n'y avait peut-être pas assez de temps pour créer l'ouragan, mais assez par contre pour laisser une trace indélébile. Une trace pour qu'un jour une génération se dise « si trois connasses ont failli mettre la main sur le magot, on devrait pouvoir se débrouiller pour dynamiter le coffre-fort... » A supposer que les hippies se soient occupés des fleurs pour les mettre aux fusils l'heure venue.

That's all fucking folks...

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